Sa Majesté Lionne un jour voulut connaître
De quelles nations le Ciel l'avait fait maître.
Il manda donc par députés
Ses vassaux de toute nature,
Envoyant de tous les côtés
Une circulaire écriture,
Avec son sceau. L'écrit portait
Qu'un mois durant le Roi tiendrait
Cour plénière, dont l'ouverture
Devait être un fort grand festin,
Suivi des tours de Fagotin.
Par ce trait de magnificence
Le Prince à ses sujets étalait sa puissance.
En son Louvre il les invita.
Quel Louvre ! Un vrai charnier, dont l'odeur se porta
D'abord au nez des gens. L'Ours boucha sa narine :
Il se fût bien passé de faire cette mine,
Sa grimace déplut. Le Monarque irrité
L'envoya chez Pluton faire le dégoûté.
Le Singe approuva fort cette sévérité,
Et flatteur excessif il loua la colère
Et la griffe du Prince, et l'antre, et cette odeur :
Il n'était ambre, il n'était fleur,
Qui ne fût ail au prix. Sa sotte flatterie
Eut un mauvais succès, et fut encore punie.
Ce Monseigneur du Lion-là
Fut parent de Caligula.
Le Renard étant proche : Or çà, lui dit le Sire,
Que sens-tu ? Dis-le-moi : parle sans déguiser.
L'autre aussitôt de s'excuser,
Alléguant un grand rhume : il ne pouvait que dire
Sans odorat ; bref, il s'en tire.
Ceci vous sert d'enseignement :
Ne soyez à la cour, si vous voulez y plaire,
Ni fade adulateur, ni parleur trop sincère,
Et tâchez quelquefois de répondre en Normand.
Jean de La Fontaine. Livre VII
Les fables de La Fontaine ont été écrites au XVIIe siècle. Il s'agit de textes plaisants destinés à l'éducation du jeune Dauphin, fils de Louis XV. Ces fables sont souvent basées sur des histoires d’animaux qui représentent des hommes de manière déguisée, afin de contourner la censure. Cet anthropomorphisme permet de mettre en lumière et de dénoncer des comportements humains. Dans cette fable, il convient de s'interroger pour savoir quelle réflexion sur les animaux et sur les hommes La Fontaine souhaite nous communiquer. Nous verrons tout d'abord le récit vif fait par l'auteur puis comment La Fontaine se sert de la représentation animale pour nous parler de l'homme et enfin la morale satirique de cette histoire.
1- la structure du récit : un récit rapide et vivant
A - la structure
Il s’agit d’une une fable : c'est-à-dire d’un récit et une morale (Apologue). La morale est présente dans les quatre derniers vers.
- le composition : le récit comprend deux temps :
- Convocation des vassaux vers un à 14 : il s'agit du cadre temporel
- Intervention des trois animaux vers 15 à 32 : l’ours, vers 15 à 19 ; le singe, vers 20 à 27 ; le renard vers 28 à 32
- l’utilisation des temps : le récit v 1 à 33 alterne passé simple/imparfait : « voulut » « manda » «invita»/« portait» « devait » « étalait », sauf pour le dialogue qui lui emploie le présent. Ce sont les temps habituels du récit, le passé simple pour les actions dans le passé et l'imparfait pour les descriptions, le décor. La Fontaine passe ensuite au présent d’énonciation « sert » et à l'impératif présent « ne soyez » « tachez ». Il adresse un conseil au lecteur cf. "vous", ce qui constitue sa morale qui a valeur universelle.
B - la vivacité du récit basée sur les procédés poétiques
- La longueur du du vers : Alternance entre les octosyllabes et les alexandrins
V1 et 2 : alexandrins : il pose le propos, l'objectif du roi ;
V2 à 14 : octosyllabes : première partie du récit il s'agit de l'organisation de l'événement ;
V15 à 33 : Alternance plus ou moins longue d'alexandrins et d'octosyllabes : l'instillation des octosyllabes au milieu des alexandrins permet d'accélérer le récit comme aux vers 26 et 27 : les octosyllabes tranchent et montrent la cruauté du roi ; ou encore de mettre en valeur cf. vers 23 : insistance sur la flatterie outrancière du singe.
- Rythme
Cette fable comporte beaucoup d'effets de rythme par ses enjambement avec rejet ou contre-rejet. Cf. V8/9/10 « l’écrit portait/ qu'un mois durant le roi tiendrait/cour plénière » ou encore v15/16« un vrai charnier/ dont l'odeur se porta d'abord au nez des gens »
On peut remarquer que le rythme du vers ne coïncide pas avec le rythme de la phrase. Cela met en valeur certains mots par les rejets ou les contre-rejets. Cet effet permet de garder l'intérêt du lecteur en éveil. Cela souligne également la justice arbitraire du roi cf. vers 19/20 : « le monarque irrité/l’envoya chez Pluton faire le dégoûté » ; vers 24/25 « sa sotte flatterie/ eut un mauvais succès, et fut encore punie »
- Variété des rimes : On peut remarquer le schéma varié d'articulation des rimes :
Plates : « connaître/naître »
Croisées : « députés/nature/côtés/écriture
Embrassées : écriture/portait/tiendrait/ouverture
Le mot écriture est utilisé dans deux schémas différents, le schéma croisé et le schéma embrassé et contribue ainsi à les emmêler.
Enfin vers 21 « Colère » ne rime qu'avec les vers 34/35 « plaire/sincère »
Cette variété dans le schéma des rimes contribue à créer des ruptures dans les différentes sonorités et à ne pas avoir un rythme monocorde, mais à garder un rythme très varié qui permet de retenir l'attention du lecteur.
2- la transposition humaine de la représentation animale
A - les différents personnages
Des personnages stéréotypés :
- Le lion : le Roi et de multiples périphrases qui décrivent comme « Sa Majesté Lionne » « le Prince »« le Monarque » « ce Monseigneur du Lion-là » « Le Sire ». À chaque fois l'emploi d'une majuscules souligne la toute-puissance du roi.
- L’ours : maladroit, balourd et stupide
- Le singe : flatteur, obséquieux cf. : « flatterie »
- Le renard : rusé et malin cf : le roman de Renard. Ce terme reprend le nom donné au goupil dans cet ouvrage. Sa ruse lui permet de « s'en tirer»
Des animaux anthropomorphes :
- Les animaux ont des attitudes humaines, cf : L’ours : « boucha sa narine » ; « sa grimace » ; «irrité» ; faire le dégoûté »
- Les animaux ont des caractéristiques humaines comme :
- La volonté : « voulu connaître »
- Lecture/écriture : « une circulaire écriture »
- La parole : « lui dit le sire »
- La maladie humaine : « le rhume»
B - le parallèle entre la cour et le monde animal
- Le vocabulaire : le champ lexical de la monarchie est très présent cf. « majesté ; vassaux ; Louvre ; circulaire ; sceau ; cour ; Prince ; Monarque ; Monseigneur »
- La convocation royale : le roi tout-puissant réunit ses vassaux. Il s'agit d'une procédure formelle juridique et précise CF « manda» : Donner l'ordre de venir par « circulaire écriture, avec son saut » c'est-à-dire qu'il s'agit d'une convocation obligatoire pour les vassaux, qui sont juridiquement subordonné à leur suzerain. Cette convocation est destiné à tenir une « cours plénière » c'est-à-dire une cour entière et complète de tous les vaisseaux qui n'ont aucune possibilité de s'y soustraire.
- La toute puissance du roi : Le discours direct que le Roi est le seul à employer cf. vers 28 et 29 : Il est le seul à pouvoir vraiment exprimer librement ses pensées par rapport aux courtisans dont le discours est complètement contraint.
3 - la morale satirique
A - la satire sociale
La Fontaine fait une critique des courtisans et de leur comportement. Ils ne sont pas eux-mêmes mais se construisent un personnage dans le but de plaire au tout-puissant :
- L’ours représente le maladroit, le balourd, il est un peu bête et ne sait pas dissimuler sa réaction spontanée. Aussi, il déclenche la colère du roi. Il est un courtisan bête est un peu balourd.
- Le singe est le représentant du flatteur outrancier cf : la gradation : « approuva » loua » «flatterie». Il est capable de tous les mensonges et même de dire l'inverse de ce qu'il pense, il soutient que l'ambre est la fleur sentent l'ail en comparaison de cette odeur qui en comparaison en devient sublime. La flatterie est renforcée par la répétition de la conjonction « et » vers 22 et par le rythme ternaire de la flatterie du singe « et la griffe du Prince/et l'antre/et cette odeur ; Il n’était ambre/il n'était fleur/qui ne fût ail au prix » auquel répond le rythme ternaire de la sanction du lion qui tombe comme un couperet car même s'il aime la flatterie il a su se rendre compte du mensonge du singe cf :« Sa sotte flatterie/eut un mauvais succès/Il fut encore punie»
- Le renard seul « s’en tire » vers 32 grâce à un habile mensonge. Il incarne le courtisan rusé qui sait se sortir des situations délicates.
B - la satire politique
La Fontaine critique directement l'arbitraire de la monarchie absolue dont le pouvoir est incarné par le roi. Il est décrit comme vaniteux dès les deux premiers vers car il veut montrer sa toute puissance à ses sujets cf. : « de quelle nation le Ciel l'avait fait naître » également dans les vers 12 et 13« Par ce trait de magnificence le Prince à ses sujets étalait sa puissance ».
Cette toute puissance est également soulignée par l'emploi du discours direct, réservé au seul monarque cf. vers 28 et 29, ce qui montre également qu'il est le seul à pouvoir montrer sa véritable pensée. Le roi est également dominé par ses passions et il se montre coléreux voire très violent. On peut noter une disproportion des sanctions entre les actes des courtisans et les condamnations à mort qu'ils entraînent cf : « l'envoya chez Pluton» il s'agit ici du dieu des morts ; « fut parent de Caligula » en référence à l'emprunt romain sanguinaire. De même, le roi emploie la force cf vers 22 « la griffe ».
Par ailleurs, La Fontaine se moque de la cour qui est censée être l'endroit le plus élégant et le plus raffiné du royaume et qui est comparée à un « charnier » vers 15. Il crée un effet comique et satirique par l'emploi v15 et 16 d’alexandrins. L'alexandrin est un vers élégant et raffiné dans sa forme alors que le sens de ces alexandrins évoque au contraire une puanteur pestilentielle.
C - une morale ironique
La Fontaine souligne qu’à la cour on ne peut être soi-même en toute franchise cf double négation vers 35 « ni… ni », sa morale conseille donc la prudence quitte à pratiquer le mensonge de façon mesurée, mais il souligne bien qu'il s'agit d'un code qui empêche le courtisan d'avoir une opinion personnelle et de l'exprimer. Celui-ci doit choisir l'hypocrisie et abandonner toute forme de franchise.
Conclusion
Comme dans de nombreuses fables La Fontaine utilise les animaux pour évoquer les hommes et place son histoire dans un cadre qui sans être trop précis, évoque la cour. Cela lui permet de contourner la censure et de critiquer de manière plaisante la toute puissance du pouvoir royal ainsi que l'attitude hypocrite des courtisans. On peut rapprocher ce texte des textes des philosophes des lumières qu’il préfigure et qui critiqueront, à leur tour à la monarchie absolue dans des œuvres qui apparaissent au premier abord comme des histoires un peu simples et plaisantes comme par exemple Voltaire le fera dans Candide, mais qui n’en seront pas moins des oeuvres très critiques.