jeudi 16 mars 2017

THEODECTE





La Bruyère 


Théodecte est un texte tiré de l’ouvrage "Les Caractères" de La Bruyère, recueil de portraits sur des personnages du XVIIe siècle. La Bruyère en les dépeingnant, dénonce les mœurs de son temps. Il écrit au XVIIe siècle c'est-à-dire à l'époque de l'apogée du Classicisme qui marque également l’apogée du théâtre classique consacré par le trio d’auteurs majeurs : Molière, Racine et Corneille. Les caractères sont publiés à partir de 1788. Il s'agit d'une série de portraits critiques, sur le mode ironique, qui visent à critiquer les mœurs de son temps et en particulier tout ce qui ne respecte pas la bienséance. On peut le rapprocher de La Fontaine, auteur de la même époque, qui au travers de ses fables va critiquer les mœurs de son époque. Dans ce texte, La Bruyère trace le portrait d'un personnage grossier et mal élevé, mais aussi de gens hypocrites qui se pressent autour de lui. Il le fait en empruntant à la fois un registre didactique, ironique mais également satirique. Nous pouvons donc nous demander quelles réflexions sur l'homme sont induites par ce portrait des caractères de La Bruyère. Nous verrons en quoi La Bruyère dessine un portrait de ce personnage, puis en quoi ce portrait est établi sur un mode ironique, et enfin en quoi il constitue une satire morale.

1- L'art du portrait

A - une caricature théâtrale
Dès le début de son texte, La Bruyère impose une mise en scène théâtrale. En effet, on entend le personnage avant de le voir, comme un personnage qui entrerait en scène cf.« J'entends », « il grossit sa voix à mesure qu'il s’approche ». Il s'agit d'une mise en scène théâtrale avec un effet de dramatisation. Ce portrait est comme une scène de théâtre avec un personnage principal qui occuperait tout l’espace scénique au milieu de quelques figurants. On peut souligner l'importance des éléments sonores qui contribuent à l'entrée en scène du personnage et à imposer sa  forte présence. De plus, La Bruyère n'établit pas de description physique à proprement parler de son personnage mais souligne seulement les éléments péjoratifs importants. Il effectue donc une caricature, c'est-à-dire qu'il va souligner les défauts les plus grossiers de son personnage.

B - les éléments physiques
La répétition de l'anaphore "il" insiste sur l'importance du personnage et sur sa place centrale, puisqu'il s'agit d'un portrait. La Bruyère fait également appel à notre sens de l'ouie car il s'agit d’un personnage bruyant et bavard cf. « on bouche ses oreilles, c'est un tonnerre ». La Bruyère utilise le champ lexical de la parole cf. « sa voix », « il rit, il crie, il éclate », « le ton », « parle », pour mettre en avant le côté bruyant de ce personnage. Il utilise également de nombreux verbes d'action comme « rire, crier, éclater, manger, boire… » qui montrent que le personnage est décrit physiquement au travers de ses actions et non pas de ses traits physiques à proprement parler. On peut donc dire que ce sont ses actions qui imposent le physique de ce personnage et de sa présence.

C- une description morale
À l'inverse de la description physique, l'auteur attribue de nombreuses qualités morales à son personnage, mais ce sont des qualités dépréciatives. Il présente tout d'abord sa bêtise notamment dans l'antithèse « ce grand fracas que pour bredouiller » ainsi que dans le vocabulaire privatif « sans » et « à son insu ». Il s'agit d'un personnage qui se comporte mal sans même s'en rendre compte, ce qui souligne sa bêtise. La Bruyère nous montre également qu'il parle en faisant beaucoup de bruit mais en énonçant des propos imbéciles. De plus, il souligne que son personnage est très égocentrique cf. « premier à table et dans la première place… », et ramène tout à sa personne en voulant être au premier plan partout comme le montre l'accumulation « il mange, il boit, il est content, il plaisante, il interrompt tout à la fois »ou encore l’expression« Il rappelle à soi toute l’autorité… »
Ce personnage manque également d'égards envers les autres cf. « nul discernement », « abuse », ce qui rejoint le comportement égocentrique. On peut également comprendre que La Bruyère soupçonne une certaine malhonnêteté cf. « si l'on joue, il gagne ». Ici, il est sous-entendu que le personnage peut avoir un comportement malhonnête. Enfin c'est un personnage emprunt d’une grande fatuité cf. « il n'y a sorte de fatuités qu'on ne lui passe », c'est-à-dire qu'il s'agit d'un personnage ayant un fort contentement de soi et manquant totalement d'esprit critique. 
La Bruyère établit donc bien un portrait à la fois physique et moral de ce personnage. Ce portrait est basé sur une forte ironie.

2- un portrait ironique

Il s'agit ici d'une ironie qui joue sur trois niveaux

A - une ironie envers le personnage
La Bruyère tout d'abord dirige son ironie envers son personnage lui-même. La Bruyère se moque de lui à ses dépens à travers divers procédés comme l'antithèse cf. « fracas/bredouillé », ce qui signifie pour paraphraser Shakespeare qu’il fait «Beaucoup de bruit pour rien». La Bruyère est donc très ironique envers ce personnage qui produit énormément de bruit mais dit des sottises. Par ailleurs, l'emploi des termes « sans » et « à son insu » soulignent ironiquement la bêtise du personnage qui se comporte mal sans même s'en rendre compte. Il est en effet plus bête que calculateur. L'emploi de figures de style comme la gradation, « il rit, il crie, il éclate », ou l’hyperbole « c'est un tonnerre »ou encore l'accumulation « il mange, il boit, il conte, il plaisante, il interrompt tout à la fois » souligne ironiquement les défauts du personnage. De plus, l’auteur fait reposer la puissance du trait sur la justesse du mot employé. En effet, la précision qu’il apporte à son écriture cf. nombreux verbes sans compléments ou phrases courtes "si l’on joue, il gagne au jeu", renforce le coté mordant et incisif de celle-ci.

B- une ironie envers ses contemporains
L'assemblée n'est pas clairement désignée. Elle reste imprécise cf. « les femmes » « on » « les rieurs » « les personnes » « maître» « conviés », cela correspond au souci de La Bruyère de généraliser ce portrait. Tout d'abord dans cette assemblée apparaissent les femmes, « les femmes sont à sa droite et à sa gauche ». Elles apparaissent ironiquement comme sottes par sous-entendu et servent de faire-valoir un peu idiot au personnage. Mais les autres convives ne sont pas moins épargnés, qu'ils soient nommés comme le "maître" et les "conviés" ou désignés par le pronom indéfini « on », La Bruyère critique ironiquement leur attitude en ce qu’ils sont hypocrites car ils laissent faire le personnage cf. « ils abusent de la déférence que l'on a pour lui ». Il va même jusqu'à naïvement questionner ironiquement « Est-ce lui, est-ce Euthydème qui donne le repas ?» critiquant ainsi le maître des lieux qui n'est même pas capable d'apparaître maître de maison chez lui.
Les contemporains sont donc très hypocrites de laisser se comporter ainsi le personnage, voire l’encouragent cf. « il n'a de sorte de fatuité qu’on ne lui passe ». Cela suscite une question pour le lecteur qui est de savoir pourquoi les contemporains se pressent autour de ce personnage. On peut facilement imaginer qu'il s’agit d’un personnage détenant un certain pouvoir, soit qu’il soit puissant, soit qu'il soit riche.

C- une ironie envers lui-même
Néanmoins La Bruyère ne s'exclue pas de sa propre critique. À la dernière phrase il reprend le pronom personnel "je" présent au début du texte, pour ici s’impliquer clairement dans le texte et donner son opinion. Il utilise un vocabulaire péjoratif « cède » « disparaît ». L'auteur, pris de dégoût quitte la scène mais néanmoins, il est ironique envers lui-même car il se rend compte que son attitude est peu courageuse. À aucun moment, il ne va chercher à s’opposer à ce personnage, il préfère le fuir, signe pour lui d'une autre forme d’hypocrisie.

La Bruyère effectue donc bien un portrait sur le mode ironique dans le but d'établir une satire morale

3- une satire morale

A - un portrait satirique au XVIIe siècle
La Bruyère établit un portrait satirique, c'est-à-dire critique, en montrant les défauts de son personnage au regard d'une certaine perfection qu'il faudrait atteindre. Ici il s'agit de la bienséance, c'est-à-dire le fait de respecter les règles du savoir-vivre. Ces valeurs morales sont très marquées par la morale religieuse chrétienne qui imprègne les mœurs du XVIIe siècle cf. « Il a si peu d'égard au temps, aux personnes, aux bienséances »

B - une satire intemporelle
Cependant cette satire a un caractère intemporel. En effet, on peut relever le caractère abstrait du personnage qui n'est jamais nommé (il porte seulement un nom fictif) ainsi que du lieu qui n'est jamais clairement désigné. Le personnage est figé dans un décor temporel souligné par le vocabulaire et le style du XVIIe siècle, néanmoins si l'on fait abstraction de ce décor temporel le portrait redevient universel. Il peut tout à fait avoir des échos dans une époque moderne, où l'on pourrait trouver des nombreux exemples de personnages qui ne respectent pas les valeurs morales qu’ils peuvent avoir auparavant énoncées, voire tenter d’imposer à leurs contemporains. Ces personnages, volontiers donneurs de leçons, manquent cruellement d’esprit critique envers eux-même comme cela est souligné dans ce portrait. 

C - une morale ?
La Bruyère laisse le lecteur tirer ses conclusions au regard de ses propres valeurs morales en pensant tout de même qu'il partagera celles de l’auteur, voire qu’il ira plus loin en s’indignant. Il ne proclame pas de morale à proprement parler comme chez La Fontaine ou chez Pascal, on ne peut donc parler d'un apologue, mais dans sa fuite, à la dernière ligne du texte, il invite le lecteur à imiter son attitude et à adopter son point de vue moralisateur, condamnant ainsi l'attitude du personnage et celle de l'assemblée qui gravite autour de lui.

Conclusion

La Bruyère dans ce texte nous conduit bien nous questionner sur l'Homme en général et sur son comportement. En effet, il ne dresse un portrait incisif du personnage de Théodecte dans un registre ironique, afin de dresser une véritable satire morale envers un type de comportement mais également sans concession envers ses propres contemporains et envers lui-même. Ce texte peut être rapproché de la fable "des animaux malades de la peste" de La Fontaine, notamment en ce qui concerne la dénonciation de l'attitude des flatteurs ou des courtisans.

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