mercredi 8 novembre 2017

Bohémiens en voyage - Baudelaire




La tribu prophétique aux prunelles ardentes
Hier s'est mise en route, emportant ses petits
Sur son dos, ou livrant à leurs fiers appétits
Le trésor toujours prêt des mamelles pendantes.

Les hommes vont à pied sous leurs armes luisantes
Le long des chariots où les leurs sont blottis,
Promenant sur le ciel des yeux appesantis
Par le morne regret des chimères absentes.

Du fond de son réduit sablonneux, le grillon,
Les regardant passer, redouble sa chanson ;
Cybèle, qui les aime, augmente ses verdures,

Fait couler le rocher et fleurir le désert
Devant ces voyageurs, pour lesquels est ouvert
L'empire familier des ténèbres futures.



Baudelaire, poète du XIXe siècle marque un tournant dans la poésie. Dans son recueil les Fleurs du mal, il recherche sans cesse un idéal inaccessible (Le paradis, le voyage, l'amour, l'enfant, les paradis artificiels). Cette quête inassouvie le plonge dans un profond Spleen, c'est-à-dire un état dépressif, car il ne trouve pas sa place dans la société et il amorce ainsi une descente aux enfers, aspirant finalement à la mort. Ce recueil fit scandale, à l’époque, car jugé trop érotique, trivial et contre la bonne morale. Pour Baudelaire, le poète est un visionnaire doté d'un don qui lui permet de révéler les mystères du monde au commun des lecteurs. Dans ce poème, on retrouve cette idée du poète visionnaire qui se compare aux bohémiens, à la fois rejeté, visionnaire de l’avenir et dont le don lui permet de comprendre des forces supérieures. Il conviendra donc de s'interroger sur la vision du monde du poète dans ce texte. Pour cela nous verrons comment il met en relief l'aspect prophétique des bohémiens et du poète, puis comment il montre leur rejet social et enfin comment il célèbre leur communion avec des forces non humaines.

1 - L'aspect prophétique

A - les références religieuses

Les bohémiens dès le premier vers sont comparés à « une tribu prophétique » ce qui peut faire penser aux tribus bibliques (les 12 tribus d’Israël), d'autres références bibliques au vers 12 sont également présentes, Baudelaire fait référence un miracle de Moïse (le rocher d’Horer) et un autre passage de la bible dans lequel Jehovah "fait fleurir le désert". Aussi Il s'agirait de voir les bohémiens comme un peuple élu, nomade et chargé de délivrer un message divin, la prophétie.

B - le don de lire l’avenir

Mais les bohémiens sont également prophètes car ils sont capables de décrypter l'avenir. En effet, par tradition, les bohémiens exerçaient le don de voyance, disant la bonne aventure. Cette référence aux dons de voyance est renforcée par le terme de « prunelles ardentes », cette métonymie à propos de leur regard permet d'attirer l'attention du lecteur sur celui-ci et de suggérer ce don de double vue, car ce regard brulant serait capable de percer les secrets de l’avenir. Dans les vers 8 et 9, le poète se réfère encore au regard des bohémiens cf. « yeux appesantis » suggérant à nouveau ce don de lire l’avenir, tout en suggérant que celui-ci leur inspire une certaine tristesse cf. « mornes regrets ». En effet, ils sont sans illusions ne pouvant, du fait de leur don, avoir des rêves cf. emploi d’un vocabulaire péjoratif« chimères absentes » "ténèbres futures". Des allitérations en "r" au vers 8 renforcent la dureté de cette désillusion. De plus, aux vers 13 et 14 l'auteur se réfère une nouvelle fois au don de prophétie des bohémiens, suggérant que leur est « ouvert » l'avenir qui est qualifié « d’empire familier des ténèbres futures ». Ce don de prophétie qui devrait être une bénédiction n'était en fait qu'un malheur, car il empêche tout rêve.

C - Le don du poète

Baudelaire se compare à la situation des bohémiens. En effet, en tant que poète il est lui-même un être doté d'un don qui lui permet de révéler le monde aux lecteurs.Cependant comme pour les bohémiens, ce don est une malédiction car il entraîne de grandes désillusions qui le plongent dans le Spleen alors que celui-ci recherche l'idéal cf. vers 4 « le trésor ».

2 - le rejet

Dès le titre « bohémiens en voyage », nous savons que le poète dans ce sonnet va traiter des gitans, peuple dont la culture a toujours été rejetée et marginalisée. Les bohémiens sont traités de "tribu" ce qui peut les renvoyer au rang de peuple primitif et peu civilisé faisant référence à la préhistoire de l’homme. Cette idée est renforcée par des métaphores animales comme «emportant ses petits sur son dos» ou encore « mamelles pendantes ». 

B - Un peuple errant

Les références au nomadisme des bohémiens sont nombreuses dans ce poème au travers du champ lexical du déplacement cf. "voyage, route, emportant, vont à pied, chariots, promenant, passer, voyageurs". Les bohémiens donnent également un aspect de personnes démunies, obligées de marcher pour se déplacer cf. « les hommes vont à pied » ou encore manquant de vêtements car « les mamelles» sont visibles. De plus, il donne le sentiment d'un peuple errant car il s’est "mis en route" mais nul ne sait d’où ils viennent et vers quelle destination ils vont. Ceci est renforcé par des allitérations en « pr», « prophétique, prunelle », en « r» et « p» qui imitent le son des roues des chariots sur les routes qui semblent très lourds à tirer. De même, au vers 6 des allitérations en « l » « le, long, les, leurs, blottis » renforcent le sentiment de personnes craintives voire tremblantes devant le rejet de la société et ayant sans doute besoin de se défendre devant les persécutions comme en témoignent les "armes luisantes" dont sont pourvus les hommes.

C - Le rejet du poète

Le poète qui se considère lui-même comme un prophète n’hésite pas à se comparer indirectement aux bohémiens. Lui qui aspire à un idéal cf. « trésors » et qui est un visionnaire comme le montrent les expressions «prunelles ardentes», « chimères » « ouvert à l'empire familier des ténèbres futures », se sent un marginal rejeté par la société, sentiment qu’il appelle le spleen. Dans le premier tercet en se comparant au « grillon », le poète montre bien sa marginalité car il est cantonné « au fond d'un réduit sablonneux » c'est-à-dire vivant totalement en marge de la société, ce qui le rapproche néanmoins de la nature.

3- la communion avec des forces non humaines


A - La symbolique de la nature

Les deux Tercets font apparaître la nature dans ce poème en suggérant que ces prophètes sont proches d'une nature ils sont plus aptes à comprendre. Ainsi au vers 9 voit-on apparaître « le grillon » qui « redouble sa chanson ». Celui-ci symbolise un porte-bonheur dans de nombreuses cultures et est surnommé "petit cheval du bon dieu" apportant richesse et chaleur au foyer mais il peut également être vu comme une métaphore du poète qui se sent proche de ce peuple et qui va leur prêter « sa chanson » c’est à dire sa prose. La chanson du poète est également symbolisée par des allitérations sifflantes en "s" cf. "son", sablonneux", passer", "chanson" Cybelle", "ses" qui imitent la stridulation du grillon.

B - La symbolique religieuse

De même, l'apparition de « Cybelle » déesse de la fertilité, ainsi que les termes « aime » et «augmente ses verdures » suggère une notion d'amour charnel en communion avec la nature, «verdure » pouvant faire à la fois référence à la nature et à une certaine intensité de la passion amoureuse. Au vers 12 on peut relever des références qui sont directement bibliques et non plus païennes comme au ver précédent. « fais couler le rocher » faisant référence à Moïse qui frappa le rocher pour faire jaillir l'eau et abreuver son peuple, tandis que dans un autre passage de la Bible la présence de Jéhovah suffit à faire « fleurir le désert ». Baudelaire mêle les références bibliques et païennes pour souligner le paganisme des bohémiens. De même, cette référence à différentes époques antiques montre que ce peuple proche de la nature a traversé toutes les époques. Cette symbolique religieuse est certainement à rapprocher de l’idée de Baudelaire du poète doté d’un don qui lui permet d’entrer en contact avec des forces auxquelles les hommes n’ont pas accès.

Conclusion


Comme le bohémien le poète porte sur le monde un regard mélancolique et désabusé. Il se sent inadapté socialement, nomade dans un monde sédentaire, persécuté parmi ses contemporains, il cherche comme le bohémien un idéal qui lui échappe engendrant un incommensurable spleen.

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