jeudi 23 mars 2017

Un hémisphère dans une chevelure - Baudelaire






Laisse-moi respirer longtemps, longtemps, l'odeur de tes cheveux, y plonger tout mon visage, comme un homme altéré dans l'eau d'une source, et les agiter avec ma main comme un mouchoir odorant, pour secouer des souvenirs dans l'air.
      Si tu pouvais savoir tout ce que je vois! tout ce que je sens! tout ce que j'entends dans tes cheveux ! Mon âme voyage sur le parfum comme l'âme des autres hommes sur la musique.
      Tes cheveux contiennent tout un rêve, plein de voilures et de mâtures; ils contiennent de grandes mers dont les moussons me portent vers de charmants climats, où l'espace est plus bleu et plus profond, où l'atmosphère est parfumée par les fruits, par les feuilles et par la peau humaine.
      Dans l'océan de ta chevelure, j'entrevois un port fourmillant de chants mélancoliques, d'hommes vigoureux de toutes nations et de navires de toutes formes découpant leurs architectures fines et compliquées sur un ciel immense où se prélasse l'éternelle chaleur.
      Dans les caresses de ta chevelure, je retrouve les langueurs des longues heures passées sur un divan, dans la chambre d'un beau navire, bercées par le roulis imperceptible du port, entre les pots de fleurs et les gargoulettes rafraîchissantes.
      Dans l'ardent foyer de ta chevelure, je respire l'odeur du tabac mêlé à l'opium et au sucre; dans la nuit de ta chevelure, je vois resplendir l'infini de l'azur tropical; sur les rivages duvetés de ta chevelure je m'enivre des odeurs combinées du goudron, du musc et de l'huile de coco.
      Laisse-moi mordre longtemps tes tresses lourdes et noires. Quand je mordille tes cheveux élastiques et rebelles, il me semble que je mange des souvenirs.


      Charles Baudelaire - Le Spleen de Paris - 1869




Cette poésie en prose est à rapprocher du recueil les Fleurs du mal et notamment du poème « la chevelure » qui appartient à la section Spleen et idéal des Fleurs du mal. Baudelaire poète français du XIXe siècle se conçoit comme un poète doué d'un don. Ce don lui permet de révéler aux lecteurs des mondes inconnus. Ici il s'agit d'un poème d'amour qui ouvre sur un idéal exotique. Le poète s'exprime dans un genre lyrique c'est à dire qu'il exprime ses sentiments. On peut donc se demander comment le poète conçoit son rôle et comment il se représente ? Nous verrons que le poète invente une forme poétique moderne, puis qu'il célèbre la femme aimée et enfin, qu'il nous révèle un monde idéal fait de souvenirs et de rêves.

1- L’invention d'une forme poétique moderne

A - Étude de la composition

La composition de ce poème est moderne tout d'abord parce qu'elle adopte une forme en prose qui n'est pas habituelle à l'époque. Toutefois, ce poème est composé de sept paragraphes réguliers par leur longueur et leur forme syntaxique. Chaque paragraphe commence par s'adresser à la femme aimée, puis l'auteur emploie un verbe renvoyant un des cinq sens, pour enfin développer une idée associée à la chevelure.
Ce poème est également construit en boucle. En effet, on peut noter la répétition de « laisse-moi » et de « longtemps » en début et fin de poème, ce qui donne un rythme à ce texte, rythme à rapprocher de l'idée de voyage qui se perpétue.
De même, on peut remarquer l'anaphore « dans » aux paragraphes 4, 5, 6 qui marque également le rythme du texte.
Il s'agit donc d'un texte fortement rythmé mais également musical malgré l'absence de rimes.

B- La musicalité

On peut observer la répétition du terme « chevelure » aux paragraphes 4, 5 et 6 qui renvoie au thème principal du poème présent dès le titre et qui peut suggérer un leitmotiv musical qui s'impose comme une sorte de refrain. Ce refrain est encore renforcé par l'utilisation d'une répétition comme « tout ce que je » qui souligne le lien entre le peu représenté par cette chevelure et l'immensité des émotions qu'elle suggère.
L'auteur utilise également les figures de style très présentes en poésie comme l'anaphore « dans » ou encore de nombreuses métaphores comme par exemple la chevelure représentant un «océan». On peut encore relever un rythme ternaire avec l.4« tout ce que je » répété trois fois, ou encore l.8 « par les fruits, par les feuilles, par la peau humaine ».
Enfin, la musicalité est très présente à travers les sons qui se répètent sous forme d'allitérations nombreuses comme par exemple des allitérations en «m» : « fourmillant » « mélancolique » «homme» « forme » au paragraphe 4 qui renvoie à la musicalité des chants évoqués par le texte, ou allitérations en « r» au paragraphe 5 « caresse, chevelure, retrouve, langueur, heures, sur, chambre, navire, bercer, roulis, imperceptible, port, entre, fleurs, gargoulette, rafraîchissante" qui renvoient au roulis et au bercement du bateau.
Malgré sa forme en prose qui peut surprendre départ, Baudelaire a bien composé une poésie d'un genre moderne qui s'adresse à la femme aimée.

2- Une célébration de la femme aimée

A- Un blason

Baudelaire a composé un blason c'est-à-dire un poème où il s'adresse à la femme aimée mais en évoquant une seule et unique partie de son corps, c'est-à-dire ici la chevelure. Nous n'avons que ce seul élément décrit, mais grâce aux sensations qu’éprouve le poète, cet élément va servir à ouvrir un univers immense. Il est le vecteur qui ouvre la porte à l'imaginaire du poète. Ceci est d'ailleurs à rapprocher du courant poétique du symbolisme qui considère en effet le poète comme possédant un véritable don lui permettant d'interpréter des symboles. 

B- Un discours amoureux à Jeanne Duval

Ici, il s'agit d'un discours direct. Le poète emploie le pronom personnel « je » et les adjectifs possessifs « mon, ma » parlant ainsi à la première personne et s'adressant à la femme aimée, Jeanne Duval surnommée également la "Vénus Noire", en la tutoyant cf. « tu, tes, ta". Ce discours direct, complété par ce tutoiement, renforce l'idée d'une forte intimité entre les deux amants.
De plus, le poète emploie majoritairement le présent de l'indicatif ce qui montre qu’il nous fait partager l'intimité de l'instant présent au travers de ce présent d’énonciation.

C- Un univers sensuel

Cette toison liquide et noire éveille tous les sens et va mener à l'ivresse. La célébration de la femme aimée se fait au travers des cinq sens qui sont tour à tour sollicités. En premier lieu, le poète un appel à l'odorat cf. «respirer, odeur, parfum, enivre» Mais aussi à des odeurs comme celles des « tabac, musc, huile de coco ». En second lieu, il en appelle aux autres sens comme :
- La vue : cf. « vois, entrevois »
- Le toucher cf. «main, sens, caresse, duvetés, peau »
- L’ouie cf. « entend, musique, chant »
- Le goût cf. « eau de source, fruits, huile de coco, mordre, mordille, manger»
L'appel à ces différents sens renforce le climat très intime et voluptueux, voire érotique de la scène cf. paragraphe 5. Mais l'auteur entend aussi en sollicitant ces sens, nous faire entrer dans un autre univers que lui seul peut voir et qui est basé sur le principe des synesthésies, c'est-à-dire l'association d'un sens avec un ou plusieurs autres sens cf. la vue de la chevelure lui suggère une musique, selon le principe de la correspondance baudelairienne qu'il a lui-même défini dans le poème « correspondances » des Fleurs du mal. 

3- La révélation d'un monde idéal

A - La chevelure vectrice d’un monde imaginaire

Dès le titre, Baudelaire nous suggère un monde entier cf. : « l'hémisphère », au travers de cette chevelure. Ici la chevelure est une métonymie pour évoquer la femme aimée. Ce seul élément étant employé, cela nous suggère la très forte puissance évocatrice de celui-ci au travers de l'amour généré par cette femme. De plus, l'anaphore « dans la chevelure » renforce l'effet d'insistance sur cet élément comme vecteur de l'imaginaire.

B - Le souvenir d'un voyage maritime

Baudelaire ayant lui-même voyagé en bateau jusqu'à l’Ile de la Réunion, il se remémore ce voyage. En effet, dès le premier paragraphe, on voit le thème du souvenir nostalgique apparaître au travers du « Mouchoir » fait « pour secouer des souvenirs dans l'air». Le mouchoir évoque ici le symbole qui est agité pour signifier l’au revoir lors d'un grand départ. Le champ lexical de la mer et des bateaux est très présent cf. : « voilure, mature, mer, océan, bleu, port , navire, roulis, rivage » ainsi que des allitérations en «l» et «m». Baudelaire évoque directement le souvenir au premier et au dernier paragraphe comme s'il voulait évoquer ces souvenirs à l'infini en cherchant à étirer le temps pour mieux profiter de ceux-ci, ce que nous montre la paronomase - c’est à dire le rapprochement de termes ayant des sonorités proches mais ayant un sens différent - « langueur de tes longues heures ». De plus, à la suite des différentes répétitions de « dans » qui ouvrent les paragraphes, les compléments circonstanciels de lieu changent, montrant ainsi une progression de ce voyage cf. « dans l'océan », « dans les caresses », « dans leur dans foyer », « dans la nuit sur les rivages ». Peu à peu ce voyage va basculer d'un souvenir réel à une rêverie plus abstraite.

C- La rêverie d'un monde exotique

Dès la première lecture, le lecteur est transporté dans un harmonieux monde exotique, thème cher à Baudelaire cf. champ lexical  : « mousson, climat, bleu, azur, tropical » c'est-à-dire le champ lexical du climat exotique, mais aussi par la mention de produits exotiques comme le « goudron, l'opium, le tabac, le musc, l’huile de coco ». D'ailleurs, la référence à l'opium peut également suggérer l'emploi de cette substance dont Baudelaire a parlé dans les Fleurs du mal comme d’un paradis artificiel et qui ici nous montrerait que le poète bascule dans un état de rêverie dû en partie à cette substance.
De même, la rêverie est suggérée v15 et 16 par l'oxymore« Dans la nuit de ta chevelure, je vois » ; la réunion de l'obscurité et de la lumière fait surgir le rêve qui réunit à la fois le réel et l'imaginaire.
Enfin, on peut penser que de ce rêve surgit un monde idéalisé, ce qui est renforcé par l'emploi de répétitions comme « tout, toute » v14, 6, 11 ; par l'emploi de superlatifs « plus bleu » « plus profonde » ; ou encore d'hyperboles « grande » « fourmillant » "immenses" « Éternelle chaleur » «infini de l’azur » et d'un vocabulaire mélioratif « charmant climat » « beau navire » « resplendirent »

Conclusion


Pour conclure, on peut dire que le poète Baudelaire se conçoit comme un poète moderne car il n’hésite pas à développer une nouvelle forme poétique, mais cette forme nouvelle reste au service d'un poète qui célèbre la femme toute en révélant au lecteur un monde inconnu basé sur les souvenirs mais aussi sur un imaginaire grandiose. Ce poème est à rapprocher des Fleurs du mal et notamment du poème « la chevelure», mais on peut également le rapprocher d'autres poèmes où le poète nous donne une autre conception de son rôle de poète comme Ronsard Quand vous serez bien vieille…, Leconte de Lisle les montreurs , Desnos Non l’amour n’est pas mort.

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