mercredi 10 mai 2017

Les montreurs - Leconte de Lisle





Tel qu'un morne animal, meurtri, plein de poussière,
La chaîne au cou, hurlant au chaud soleil d'été,
Promène qui voudra son cœur ensanglanté
Sur ton pavé cynique, ô plèbe carnassière !

Pour mettre un feu stérile en ton oeil hébété,
Pour mendier ton rire ou ta pitié grossière,
Déchire qui voudra la robe de lumière
De la pudeur divine et de la volupté.

Dans mon orgueil muet, dans ma tombe sans gloire,
Dussé-je m'engloutir pour l'éternité noire,
Je ne te vendrai pas mon ivresse ou mon mal,

Je ne livrerai pas ma vie à tes huées,
Je ne danserai pas sur ton tréteau banal
Avec tes histrions et tes prostituées.

Leconte de Lisle 




Leconte de Lisle, poète réunionnais du XIXe siècle, est considéré comme le chef de file du mouvement du Parnasse. Le Parnasse est un mouvement littéraire auquel participèrent notamment Théophile Gautier, Hérédia, ou encore Sully Prudhomme. Il s'agit pour le poète d'être un inventeur de son Art, de créer de l'art pour la beauté de l'art en réponse au romantisme. Le registre de ce poème est plutôt tragique, ici Leconte de Lisle nous expose son idée de son art en utilisant les armes des romantiques mais pour mieux les utiliser contre eux-mêmes. Il convient de se demander quels sont le rôle et la représentation du poète pour Leconte de Lisle. Nous étudierons comment le poète dénonce les excès du romantisme, puis comment en exposant sa vision de son art il en fait un manifeste parnassien.

1 - Une dénonciation des excès du romantisme

A- Étude du titre

Dès le titre, « les montreurs » l'auteur suggère par ce terme même, l’idée d'une exposition excessive. Ce terme fait référence comme on le comprend dès le début du poème aux « montreurs d'ours» c'est-à-dire au spectacle de foire, mais ces montreurs auxquels sont comparés les poètes romantiques suggèrent que les spectateurs sont renvoyés au rang de voyeurs. Il s'agit d'un spectacle vil.

B - La vision des poètes romantiques

Les poètes sont comparés par une métaphore filée à des ours, même si l'animal lui-même n'est jamais nommé. Il s'agit d'un spectacle brutal dans lequel le poète se livre corps et âme au public cf. emploi des termes « meurtri » « cœur ensanglanté ». Cette scène brutale est renforcée par des allitérations en « m » «ch" « p » et « r » dans la première strophe : "morne, animal, chaîne, chaud, poussière, promène, pavé, pleine, morne, hurlant, voudras, carnassière » ; ces allitérations sur des consonnes dures renforcent l'idée d'un spectacle très brutal. Le poète est ravalé au rôle de mendiant cf. : « pour mendier". De plus, on peut noter le rythme croissant dû à l'amplification qui court de "morne" à "ensanglanté" et qui renforce la barbarie et sa dénonciation.

C- Un spectacle pour un public avide et grossier

Le public c'est-à-dire en théorie les lecteurs des poètes, sont comparés à un public de foire ou de fête foraine, endroit où l'on assiste au spectacle du "montreur d’ours". Le poète emploie un champ lexical péjoratif pour qualifier ce public cf.: « cynique », « carnassière », « plèbe », «stérile », "hébété", « histrion », « prostituée ». Il s'agit d'un public stupide et voyeur, incapable de comprendre le poète. Celui-ci ne devrait donc pas s’abaisser à dévoiler ses sentiments et le public n'est pas capable de comprendre cf. : « feu stérile dans ton œil hébété», la foule est imbécile, incapable de comprendre. De plus, on peut remarquer que l'auteur emploie des adjectifs possessifs « ton, ta ». Il tutoie le public comme pour mieux lui marquer son manque de respect.

D- La composition du poème

Ce poème comprend deux parties très nettes, V1 à 6, le poète dénonce les excès des poètes romantiques et du spectacle de leurs sentiments en utilisant une métaphore forte qui rappelle certaines poésies romantiques ; on peut penser en particulier "au pélican" de "a nuit de mai" qui a son « sang qui coule à flot sur sa poitrine ouverte » qui trouve un écho dans le poème de Leconte de Lisle avec la métonymie « cœur ensanglanté ». Puis dans les V7 à 14, Leconte de Lisle expose sa propre vision de son art en donnant quelques indications sur ses qualités, mais surtout ce qu'il ne doit pas être.

2- La vision de l'art pour Leconte de Lisle : un portrait en négatif

A- L'implication du poète

Le conte de Lisle dans la première partie de ce poème parle des poètes en général, au travers du pronom « qui » et du verbe "voudra" V3 et 7, généralisant ainsi son propos et suggérant en même temps, par sous-entendus, qu’il ne partage pas cette opinion. Il choisit de s’impliquer plus directement à compter du V9 par l'emploi des adjectifs possessifs « mon, ma, m'» V10, « mon » V11, « ma» V12 et du pronom personnel sujet « je » V10 à 13. Cela renforce la composition logique de ce poème, car en s’impliquant davantage dans la deuxième partie il nous livre véritablement sa vision de son art.

B- Une vision classique de son art

L'auteur nous présente une vision classique de son art car il choisit la forme du sonnet pour s’exprimer, c'est-à-dire deux quatrains, suivis de deux tercets, composés en alexandrins à rimes embrassées. Il s'agit d'une forme classique présente en France dès le XVIe siècle et que certains poètes du XIXe siècle vont venir bousculer par l'introduction d'une césure qui ne se trouve plus à l’hémistiche ; des poèmes avec des vers comprenant un nombre impair de syllabes ; de la prose… Leconte de Lisle souhaite retrouver des qualités comme la "pudeur" et la "volupté" dans la poésie cf. V8. La pudeur est ici une qualité hautement valorisée par l'adjonction de l'adjectif mélioratif  "divine" renforçant l'idée qu’il s'agit d'un art que seuls les « Dieu » ou au moins les initiés peuvent apprécier contrairement à une "plèbe" vulgaire et grossière.

C- Une vision intransigeante de son art

Il s'agit d'une sorte de portrait en négatif cf. V11 à 13 l’anaphore « je ne ». L'auteur nous montre ce que son art ne doit pas être. Le poète insiste sur cette vision intransigeante montrant qu'il ne peut s’abaisser et accentuant le contraste entre l'aspect divin de son art - cf. « pudeur divine » - et la foule de bas étage, « histrion et prostituée ». Il veut donc nous signifier que lui n'est pas comme les romantiques qui sont prêts à se prostituer et à ramper devant le public. L'artiste préfère se murer dans son orgueil quitte à ne plus s’exprimer ou à rester incompris cf. « muet », « tombe sans gloire », « éternité noire ». De même on peut relever la métaphore d'un bateau sombrant «m'engloutir pour l'éternité noire», suggérant l'idée de l'artiste qui refuse de s'abaisser et préférant l'extrémité de la mort cf. "tombe sans gloire" à celle de la compromission. Somme toute l’incompréhension ou le mutisme sont préférables à l'avilissement. Il a des convictions, il n'en changera pas. Le poète ne peut en aucun cas se rendre cf. V11 « vendrai », c'est donc bien une vision orgueilleuse et intransigeante de la poésie. Il ne nous dit pas explicitement ce que son art est, mais ce qu’il ne doit pas être. Ceci est encore renforcé par l'emploi des verbes au futur «vendrai, livrerai, danserai». Cela opère une cassure entre ce qui s'est fait précédemment est ce que lui ne fera en aucune manière dans le futur. Il s'agit donc d'une véritable rupture avec le romantisme, c'est pourquoi ce poème a été qualifié de manifeste parnassien.



Conclusion


Ce poème marque bien une rupture importante en poésie. Leconte de Lisle nous livrant son idée du rôle du poète et de la poésie en dénonçant les excès du romantisme et en nous montrant une autre voix plus intransigeante, quitte à rester incompris, ouvrant également l'idée du poète maudit. À une époque moderne où l'on dénonce la médiocrité du contenu de nombreux supports artistiques, on peut voir que la vision de l'art de Leconte de Lisle reste d’une cuisante actualité.

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