vendredi 19 mai 2017

Diderot Supplement au voyage de Bougainville : le discours du vieillard






Nous sommes libres ; et voilà que tu as enfoui dans notre terre le titre de notre futur esclavage. Tu n’es ni un dieu, ni un démon : qui es-tu donc, pour faire des esclaves ? Orou ! toi qui entends la langue de ces hommes-Là, dis-nous à tous, comme tu me l’as dit à moi, ce qu’ils ont écrit sur cette lame de métal : Ce pays est à nous. Ce pays est à toi ! et pourquoi ? parce que tu y as mis le pied ? Si un Taïtien débarquait un jour sur vos côtes, et qu’il gravât sur une de vos pierres ou sur l’écorce d’un de vos arbres : Ce pays appartient aux habitants de Taïti, qu’en penserais-tu ? Tu es le plus fort ! Et qu’est-ce que cela fait ? Lorsqu’on t’a enlevé une des méprisables bagatelles dont ton bâtiment est rempli, tu t’es récrié, tu t’es vengé ; et dans le même instant tu as projeté au fond de ton cœur le vol de toute une contrée ! Tu n’es pas esclave : tu souffrirais la mort plutôt que de l’être, et tu veux nous asservir ! Tu crois donc que le Taïtien ne sait pas défendre sa liberté et mourir ? Celui dont tu veux t’emparer comme de la brute, le Taïtien est ton frère. Vous êtes deux enfants de la nature ; quel droit as-tu sur lui qu’il n’ait pas sur toi ? Tu es venu ; nous sommes-nous jetés sur ta personne ? avons-nous pillé ton vaisseau ? t’avons-nous saisi et exposé aux flèches de nos ennemis ? t’avons-nous associé dans nos champs au travail de nos animaux ? Nous avons respecté notre image en toi. Laisse-nous nos mœurs, elles sont plus sages et plus honnêtes que les tiennes. Nous ne voulons point troquer ce que tu appelles notre ignorance contre tes inutiles lumières. Tout ce qui nous est nécessaire et bon, nous le possédons. Sommes-nous dignes de mépris parce que nous n’avons pas su nous faire des besoins superflus ? Lorsque nous avons faim, nous avons de quoi manger ; lorsque nous avons froid, nous avons de quoi nous vêtir. Tu es entré dans nos cabanes, qu’y manque-t-il, à ton avis ? (…) Va dans ta contrée t’agiter, te tourmenter tant que tu voudras ; laisse-nous reposer : ne nous entête ni de tes besoins factices, ni de tes vertus chimériques. Regarde ces hommes ; vois comme ils sont droits, sains et robustes Regarde ces femmes ; vois comme elles sont droites, saines, fraîches et belles. Prends cet arc, c’est le mien ; appelle à ton aide un, deux, trois, quatre de tes camarades, et tâchez de le tendre. Je le tends moi seul ; je laboure la terre ; je grimpe la montagne ; je perce la forêt ; je parcours une lieue de la plaine en moins d’une heure. Tes jeunes compagnons ont eu peine à me suivre, et j’ai quatre-vingt-dix ans passés. Malheur à cette île ! malheur aux Taïtiens présents, et à tous les Taïtiens à venir, du jour où tu nous as visités !

Extrait du Supplément au voyage de Bougainville (1796) de Denis Diderot (1713-1784)

Introduction

Diderot, philosophe français du XVIIIe siècle, appartient aux philosophes des Lumières aux côtés de Rousseau et de Voltaire. Il sera, avec d’Alembert, à l’origine de l’Encyclopédie. Il publiera de nombreuses oeuvres dont "Jacques le Fataliste" et sera protégé par Catherine II de Russie. Dans ce texte, il imagine un additif au récit de Bougainville qui a découvert Tahiti et dans lequel il développe le point de vue des tahitiens à l’arrivée des hommes blancs qui cherchent à s’approprier leurs terres. On peut se demander quel regard porte Diderot sur l’Homme. Nous verrons en quoi ce discours est un réquisitoire, puis comment il fait l’éloge de la société tahitienne et enfin quelles critiques adresse Diderot à la société européenne.


1 - Un réquisitoire


A - La force du discours

Nous pouvons relever l’emploi des pronoms personnels sujets "Nous" et "Je", désignant les tahitiens et le vieillard, ainsi que celui du pronom personnel "Tu" désignant l’européen. Dans cette situation d’énonciation, il s’agit pour le vieillard de faire un discours collectif au nom de son peuple, tout en prenant la parole à titre personnel à la fin. Dans ce discours, il va s’adresser à l’homme blanc en le tutoyant, ce qui lui permet à la fois, de se mettre sur un pied d’égalité en humanité avec celui-ci alors que l’homme blanc ambitionne de le dominer, tout en cherchant également à l’interpeller violemment en montrant son indignation et sa colère.
Par ailleurs, ce texte comporte une forte ponctuation cf. nombreux "? et !", qui fait alterner les questions rhétoriques et les exclamations cf. : "ce pays est à toi ? Et pourquoi !" . Cela amène le lecteur à se questionner sur le bienfondé de la position de l’homme blanc et d’adopter le point de vue du vieillard par un phénomène d’empathie qui l'amène à partager son indignation. L’emploi de nombreux impératifs permet au vieillard de donner des ordres forts à l’homme blanc cf. "Va ; Laisse-nous ; regarde ; prends ; appelle" et de laisser transparaitre la colère de son discours qui cherche à impliquer fortement le lecteur. 
De plus, l’opposition "nous/tu" montre clairement l’opposition des deux camps. Le vieillard effectue un réquisitoire qui est renforcé par l’absence de défense de l’homme blanc ; c’est un discours à charge uniquement, mais basé sur une réflexion argumentée.

B - Un discours réfléchi

Le vieillard oblige de l'homme blanc à se questionner en inversant les points de vue cf. « tu souffrirais… asservir » « nous sommes-nous jetés… » « T’avons-nous saisi et exposé aux flèches». Le vieillard démontre à l'homme blanc qu'il ne doit pas faire ce qu'il ne voudrait pas qu'on lui fît. Il montre également, leur ressemblance en humanité cf. « deux enfants de la nature » renforcée par l'antithèse « ton frère/la brute ». Le vieillard finit son discours par une véritable anathème cf. « Malheur à cette île ! Malheur aux tahitiens », mais loin de lancer une anathème envers l'homme blanc, le tahitien reste pacifiste et déplore seulement la situation de son propre peuple au regard de l'avenir qui l'attend. Ceci montre que le vieillard a bien analysé la situation et a compris les enjeux de celle-ci, mais malgré le malheur qui se profile, il fait l'éloge de la société tahitienne.

2 - L'éloge de la société tahitienne

A - Une société naturelle basée sur la simplicité

Diderot emploie très largement le champ lexical de la nature cf. « côte, pierre, écorce, arbre, nature, chant, animaux, cabane, terre, montagne, forêt, plaine, île ». Il montre ainsi une société très fortement basée sur la nature et le bonheur simple et non sur le superflu, comme dans la société européenne. Il nous indique qu'il faut apprendre à se contenter de ce que l'on a et à l'apprécier. Il s'agit donc d'une société épicurienne. L'hyperbole « tout ce qui est nécessaire » renforce l'idée que les tahitiens ne manquent de rien dans cette société naturelle. On peut retrouver le mythe du bon sauvage qui a été développé par Jean-Jacques Rousseau.

B- les valeurs positives

Diderot cherche à nous montrer que la société tahitienne est basée sur de nombreuses valeurs positives comme la liberté, cf. « nous sommes libres» ; La fraternité cf. « le tahitien est ton frère » ; le respect et la tolérance cf. « nous avons respecté notre image en toi ». De plus, il confère à l'homme et à la femme tahitienne de nombreuses qualités physiques et morales ce qui est montré par l'accumulation de plusieurs adjectifs qualificatifs. Ces qualités sont la droiture, l'absence de corruption, la beauté cf. « droit, sain, robuste » et « saine, belle, fraîche ». Il s'agit donc bien d'une société naturelle et non corrompue dans l'esprit de celle de Jean-Jacques Rousseau. Par l'emploi du questionnement dans les lignes 13 à 15 Diderot suggère que les tahitiens ont fait l'inverse de ce que les européens auraient pu attendre c'est-à-dire, qu'ils ont partagé leurs biens et ont bien accueilli les Européens. Il démontre également sa fraternité et son refus de la violence lorsqu'il dit : « le tahitien est ton frère ; avons-nous pillé ton vaisseau? ; t'avons-nous saisi et exposé aux flèches de nos ennemis? ». Enfin l'anaphore "je" ainsi que le présent employé en fin de texte cf. « je le tends, je laboure, je grimpe, je perce, je parcours » marque un effet d'insistance. Le vieillard qui a 90 ans s'affirme supérieur par ses valeurs morales tout comme par ses valeurs physiques à l'homme blanc. Sa société est basée sur des valeurs positives à l'inverse de la société européenne dont il fait une forte critique.

3 - La critique de la société européenne

A - Le rejet de la colonisation et de l'esclavage

Dans ce texte Diderot affirme une forte critique de l'esclavage et de la colonisation. Cela est souligné par l'emploi du champ lexical de l'esclavage cf. « esclavage, esclave, asservis, associé dans nos champs au travail de nos animaux ». De plus, il souligne le fort désir de possession de l'homme blanc colonisateur au travers de l'emploi de nombreux adjectifs et pronoms possessifs cf. « notre terre, notre futur esclavage, ce pays est à nous ». L'emploi des termes « le plus fort » et « vol » renforce cette idée de rapport colonisateur basé sur le vol des terres des premiers habitants. L'emploi de nombreuses antithèses cf. « nous sommes libres/notre futur esclavage. Ce pays est à nous/ce pays est à toi ! ; tu n'es pas esclave/tu veux nous asservir » renforce l'opposition entre liberté et esclavage et souligne la contradiction de la position des européens. Enfin, lorsque Diderot dit « nous ne voulons point troquer ce que tu appelles notre ignorance contre tes inutiles lumières » il montre son rejet profond du fondement même de la colonisation basée sur l'idée d'apporter la civilisation, prétendument supérieure des européens à des peuples dits "sauvages". Cette idée justifiera la possession de l'empire colonial français au XIXe siècle. Diderot quant à lui met en lumière l'existence d'une véritable civilisation qui préexiste à l'arrivée des européens et qui n'en a pas moins de valeur.

B- La critique des valeurs destructrices

Diderot, au travers de l'emploi du champ lexical de la cruauté cf. « fort, esclavage, vengé , vol, asservir, jetés sur ta personne, pillé, flèche, mourir, mépris, mort» montre que l'homme blanc veut poser son point de vue cruel par la force. Ceci est renforcé par la périphrase « lame de métal » qui signifie bien que cette force va être imposée cruellement au  moyen de l'épée.
Par ailleurs, avec l'emploi des oxymores « besoins superflus » « besoins factices » « vertus chimériques », il souligne les contradictions de la société matérialiste européenne. Ils montrent une véritable dépréciation du mode de vie de l'européen qui ne sait pas se contenter de ce qu'il a, contrairement au tahitien, mais qui cherche toujours un besoin, sans cesse inassouvi, de possession. Il s'agit donc bien d'une société basée sur la propriété, la violence et le matérialisme.

Conclusion
  

Diderot porte donc un regard très sévère sur l'homme blanc. Il fait un véritable réquisitoire étayé et construit contre la volonté de possession et de colonisation de l'homme blanc en valorisant par contraste les valeurs et les fondements de la société tahitienne. On peut donc rapprocher ce texte des écrits de Jean-Jacques Rousseau et notamment du "discours sur l'origine des inégalités entre les hommes".

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