jeudi 16 mars 2017

Non l'amour n'est pas mort Robert DESNOS



Non, l’amour n’est pas mort en ce cœur et ces yeux et cette bouche
qui proclamait ses funérailles commencées.
Écoutez, j’en ai assez du pittoresque et des couleurs et du charme.
J’aime l’amour, sa tendresse et sa cruauté.
Mon amour n’a qu’un seul nom, qu’une seule forme.
Tout passe. Des bouches se collent à cette bouche.
Mon amour n’a qu’un nom, qu’une seule forme.
Et si quelque jour tu t’en souviens
Ô toi, forme et nom de mon amour,
Un jour sur la mer entre l’Amérique et l’Europe,
À l’heure où le rayon final du soleil se réverbère sur la surface ondulée des vagues,
ou bien une nuit d’orage sous un arbre dans la campagne,
ou dans une rapide automobile,
Un matin de printemps boulevard Malesherbes,
Un jour de pluie,
À l’aube avant de te coucher,
Dis-toi, je l’ordonne à ton fantôme familier, que je fus seul à t’aimer davantage
et qu’il est dommage que tu ne l’aies pas connu.
Dis-toi qu’il ne faut pas regretter les choses : Ronsard avant moi
et Baudelaire ont chanté le regret des vieilles et des mortes
qui méprisèrent le plus pur amour.
Toi quand tu seras morte
Tu seras belle et toujours désirable.
Je serai mort déjà, enclos tout entier en ton corps immortel, en ton image étonnante
présente à jamais parmi les merveilles perpétuelles de la vie et de l’éternité,
mais si je vis
Ta voix et son accent, ton regard et ses rayons,
L’odeur de toi et celle de tes cheveux et beaucoup d’autres choses encore vivront en moi,
Et moi qui ne suis ni Ronsard ni Baudelaire,
Moi qui suis Robert Desnos et qui pour t’avoir connue et aimée,
Les vaux bien ;
Moi qui suis Robert Desnos, pour t’aimer
Et qui ne veux pas attacher d’autre réputation à ma mémoire sur la terre méprisable.

Robert DESNOS 1930
Corps et biens

Introduction

Ce poème écrit en 1930 est issu du recueil "Corps et biens". Robert Desnos est un poète du XXe siècle qui appartient au mouvement surréaliste qui est un mouvement littéraire et artistique apparu après la première guerre mondiale. Le manifeste du surréalisme a été publié par André Breton chef de fil de ce mouvement. Il s'agit d'un mouvement qui veut libérer l'écriture des contraintes imposées par la morale sociale. Il consacre une écriture de la liberté basée sur les rêves et l’inconscient. Les surréalistes ont utilisé en particulier la technique de l'écriture automatique qui consiste à écrire ce qui vient à l'esprit sans se préoccuper du sens. Desnos appartient au mouvement surréaliste, mais s'en écarte à partir de 1930 au moment où Breton veux tirer celui-ci vers le communisme. C'est la date de ce poème qui porte cette empreinte du surréalisme. Ce poème célèbre la femme aimée et chante l'amour dans un registre lyrique mais néanmoins moderne. Aussi nous pouvons nous demander comment le poète envisage son rôle et sa représentation dans ce poème. Nous verrons que le poète célèbre la femme aimée puis qu'il chante un hymne à l'amour et enfin qu'il s'inscrit dans une tradition poétique mais en rompt avec celle-ci par son surréalisme.


1 - La célébration de la femme aimée

A- le lyrisme

Ce poème est écrit dans dans un registre lyrique, c'est-à-dire que le poète y exprime pleinement ses sentiments. Ce lyrisme s'exprime dans la situation d'énonciation. Le poète utilise le pronom personnel à la première personne du singulier, "je", pour parler de lui-même cf v4 « J'aime » ou v30 « moi qui suis Robert Desnos ». Il s'adresse à une femme qui est désignée par le pronom personnel "tu" cf v8 "tu t'en souviens". Il s'agit ici d'Yvonne Georges, chanteuse de music-hall, rencontrée par Robert Desnos en 1924. Robert Desnos éprouve un grand amour pour cette femme, amour qui n'a jamais été partagé. Celle-ci est morte en 1930 de la tuberculose. Robert Desnos montre dans ce poème qu'il l’aimera au-delà de la tombe.
Le lyrisme de ce poème s'exprime aussi dans sa musicalité bien que celui-ci soit un poème en vers, ceux-ci ne riment pas et ils présentent une grande hétérométrie. Toutefois, la présence d’allitérations, de répétitions ou encore d'anaphores confère une forte musicalité à ce texte cf. emploi du "Ô" lyrique v9 ; Anaphore « Dis-toi » vers 17 et 19 ; vers 17 allitérations en « f » qui suggèrent le déplacement du fantôme ; vers 1 une polysyndète c'est-à-dire la répétition de la conjonction de coordination "et", celle-ci n'est pas nécessaire mais son effet de répétition ralentit le rythme et lui confère un effet plus solennel. Cette musicalité est exprimée également par le rythme. cf vers 4 rythme ternaire « j'aime l'amour, sa tendresse et sa cruauté ». Il est possible de relever également la présence de plusieurs alexandrins, vers nobles par excellence cf. v4,5 et 6.
Le lyrisme est également présent au travers d'un thème traditionnellement dit lyrique, qui est celui de l'amour malheureux. En effet, ici l'amour décrit par Robert Desnos est un amour unilatéral car lui seul semble l’éprouver tandis que la belle ne semble pas partager cet amour cf. "Si" v8 ceci nous montre qu'il s'agit d'une hypothèse qui n'est pas réalisée et qui ne se réalisera sans doute pas. Il s'agit du thème très classique de l'amour non partagé.
Enfin le lyrisme est également très présent dans les images de la promenade amoureuse v10 à 16 qui évoquent l’océan, la campagne, la ville.

B- Un éloge de la femme aimée

Dès le v7 « mon amour n'a qu'un seul nom qu'une seule forme » le poète nous indique avec cette forme restrictive que son amour est unique. Il s'agit donc bien là d'un éloge de la seule femme aimée.
Cet éloge est également une évocation sensuelle de cette femme au travers de plusieurs sens que sont l’ouie, la vue et l'odorat. Le poète évoque notamment vers 27  « Ta voix et son accent, ton regard et ses rayons » ; ou encore V28« l'odeur de toi et celle de tes cheveux ».
Il s'agit également bien d'un éloge de la femme aimée en raison de l'utilisation d'un vocabulaire mélioratif idéalisant cette femme cf « belle et toujours désirable » « merveilles »« Éternité ». De plus on peut considérer que cette femme est quasiment divinisée comme le montre la métaphore «ton regard et ses rayons ». Ici la femme est comparée à un soleil c'est-à-dire une divinité.
Pour Desnos cette idéalisation de la femme et de sa beauté perdure malgré la mort cf. vers 22 « toi quand tu seras morte». La beauté de cette femme n'est pas remise en cause ni par la vieillesse ni par la mort.

2 - un hymne à l'amour

A - une proclamation

La situation d'énonciation dans ce poème est double. Comme nous l’avons vu auparavant le poète s'adresse à la femme aimée directement par le jeu des pronoms personnels "je" et "tu" mais il s’adresse également, dès le début du poème aux lecteurs, dans une adresse plus générale. En effet, dès le titre " Non l'amour n'est pas mort" repris au premier vers, le poète s'adresse directement aux lecteurs et n'hésite pas à les interpeller par l'intermédiaire de l'impératif «écoutez» au v3. De plus, l’expression « j'en ai assez » suggère un discours oral destiné à l'ensemble des lecteurs.
Par ailleurs, Desnos au v4 N'hésite pas à proclamer « j'aime l'amour ». Cette affirmation est donc une véritable proclamation. Le poète veut donc bien nous montrer qu'il écrit un véritable hymne à l'amour qui oscille sans cesse entre le discours général et l'adresse à la femme aimée.

B - un amour expression des sentiments les plus fous

Desnos nous indique dès le V4 "aimer l’amour" dans toutes ses dimensions, c'est-à-dire au travers également de « sa tendresse et sa cruauté ». Cette antithèse nous montre qu'il accepte l'amour dans ce qu'il génère de plus fou et de plus difficile. Pour lui, le fait d'aimer engage l'être tout entier Cf vers 24 « tout entier ». Cette amour est une véritable passion puisque pour lui il ne peut avoir "qu’une seule forme" ; il s'agit bien d'un amour unique c'est-à-dire d'une passion amoureuse. D’ailleurs, cet amour est un amour obsessionnel, il est présent dans tous les lieux au travers des différents endroits visités par la promenade fantasmée, c'est-à-dire la mer, la nature, la ville, le jour où la nuit, par temps de pluie ou de soleil. De plus l'hétérométrie des vers montre également que cet amour est présent partout pour le poète. Enfin, il s'agit d'un amour qui perdure au-delà de la mort et qui exprime ainsi les sentiments les plus fous.

3 - un poème surréaliste alliant référence à la tradition et modernité

A–référence à la tradition

Les thèmes lyriques classiques sont ici présents dans ce poème comme la célébration de l'amour, ou encore l'idéalisation de la femme aimée. De plus, Desnos n’hésite pas à faire référence aux plus grands poètes qu'il nomme directement comme Ronsard et Baudelaire cf v 19 et 20 et v 29. Il fait directement allusion à ces poètes mais également aux idées qu'ils ont développées dans leurs propres poèmes comme l’idée du regret pour Ronsard ou idée de l'évocation par le vecteur de la chevelure pour Baudelaire cf. "Un hémisphère dans une chevelure". Ici Desnos s’inscrit bien dans une tradition classique et n'hésite pas à se comparer aux plus grands. Par ailleurs, il reprend d’autres grands thèmes lyriques traditionnels comme ceux de la belle indifférente, ou celui de la fuite du temps lorsqu'il évoque la vieillesse et la mort, ou encore le thème de la promenade sentimentale.

B- le renversement des lieux communs poétiques

Ici la belle indifférente reste belle même au-delà de la mort, contrairement à Ronsard qui lui dit qu'elle doit profiter lorsqu'elle est jeune des fruits de cette jeunesse cf. "cueillez dès aujourd’hui les roses de la vie" dans "Quand vous serez bien vieille". La promenade sentimentale n'est pas un souvenir mais elle est fantasmée c'est-à-dire qu'elle n'est pas réelle, il s'agit d'un rêve contrairement par exemple aux poètes romantiques qui évoquent souvent des promenades qu'ils ont pu faire avec la femme aimée cf.: "le Lac" de Lamartine. Enfin Desnos, nous affirme la supériorité de la vie sur l'art. En effet ,c’est la femme chantée par le poète qui la gloire assure de celui-ci pour l'éternité et non l'inverse comme chez Ronsard qui lui affirme avec orgueil que c'est parce qu'il mentionne dans son poème la femme aimée, que la postérité se souviendra d'elle.

C- la modernité du poème surréaliste

Ici le poète nous montre que cet amour fou est bien supérieur à la volonté du poète ce qui est un thème très surréaliste. La forme libre ou hétérométrie est également un marqueur du poème surréaliste. Desnos n’hésite pas à introduire des thèmes modernes comme la référence à la ville de Paris lorsqu’il cite le boulevard Malesherbes, ainsi que la présence de l’automobile et de l’image suggérée d’un paquebot transatlantique au v10. De plus, la ponctuation très discrète, nous montre une écriture coulée qui peut nous faire songer à l'écriture automatique utilisée par les poètes surréalistes. Enfin ce poème est plus un poème oral qu'un poème écrit, signe également de sa modernité.

Conclusion

Robert Desnos dans ce poème nous montre bien que son rôle de poète est toujours de célébrer la femme aimée mais également d'écrire un hymne à l'amour dans une forme plus moderne car car il nous fait partager sa conception nouvelle de la poésie nous montrant que le fait de vivre cet amour est supérieur à l'Art lui même. Il se détache ainsi des grands maitres de la poésie du passé en libérant son art des contraintes antérieures.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire